"Penser ce qui nous arrive." Hannah Arendt

vendredi 24 mai 2024

commentaires 105 Raviver de l'Esprit (1/3)

 



Nouvel opus du prolifique François Jullien (rien à côté de Michel Onfray) où il tente un diagnostic de l'époque sous l'angle particulier de la philosophie. Si tout un chacun s'émeut - à juste titre - sur le réchauffement climatique , c'est parce que ce phénomène  est spectaculaire : la terre se réchauffe et la vie pourrait se raréfier. Mais certains de ses effets sont non moins contestables et moins visibles.

# D'un clic  : tout aussitôt se réalise. L'homme n'aurait-il plus à faire effort. Cliquer c'est cocher mais c'est aussi zapper. C'est resté dans l'instantané le réactif. Ne plus patienter et ne plus persévérer : dès que cela ne m'attire plus je saute. En cliquant , on reste chez soi , on ne s'aventure plus. Dès lors qu'est-ce que je peux rencontrer du monde ? Cette commodité du clic a donc son envers. En plus le stress, ce mal généré par la technologie , c'est à dire l'opposé de la fatigue venant de l'effort intellectuel ou physique n'est jamais loin.

Par ce dispositif et son confort s'organise une paresse, on désapprend des choses, sans s'en rendre compte mais quoi ? Le spectacle en continue , on ne cesse plus de le regarder et cette profusion nous rend prisonnier. Ainsi ce gain se retourne en perte: à pouvoir indéfiniment choisir, one ne peut plus choisir.

La crise , terme le plus admis en Europe pour qualifier notre époque , marquée par l'idée religieuse jamais totalement évacuée , se vit très différemment en Chine. Si l'événement focalise, passionne  et fait saillie c'est parce que c'est sur lui que se braque l'attention. Alors que la transformation silencieuse procède elle d'une logique inverse : elle se déploie sans bruit et on en parle pas. Le réchauffement climatique est le grand événement sonore de notre époque mais quand en est-il d cela vie de l'esprit et de son abattement ?

S'aperçoit-on que les autres ressources de l'esprit pour des raisons analogues au climat , sont en train de s'atrophier et de se raréfier. Ce phénomène est à l'intérieur de nous mêmes, à notre esprit , ce pourquoi on est sans distance pour l'analyser. Pourtant les effets visibles s'accumulent : chute de la lecture, perte de la présence, étiolement du sujet... 

La question devient cruciale : peut -il y avoir vie proprement humaine sans que celle soit également vie de l'esprit ?

De là il incombe à la philosophie , après avoir critiqué la pensée métaphysique et religieuse qui l'a précédée et qui exaltait l'Esprit par rupture d'avec le monde , mais maintenant en retrait , de repenser ce qu'est la vie quand elle ne se borne pas au vital, quand être en vie n'est pas seulement ne pas être mort.

ou comment penser l'invisible de l'esprit sans qu'il renvoie à l'Invisible  ? Il faudra penser une vie dont le contraire n'est pas la mort, lais ce que Jullien nomme la non vie. Une vie alerte,  en essor, la vraie vie. Or ne sombrons nous pas, petit à petit, sous le régime du numérique, par transformation silencieuse dans la non-vie , sans même nous en rendre compte??

C'est la tâche du philosophe contemporain de répondre à ses questions, ne s'occupant plus seulement d'idéalité et de raison pure. Sa tâche n'est pas de commenter le présent (journaliste), ni de le jauger pour l'évaluer à se fins (politiciens), ni de le blâmer (moraliste) , il s'agit de se décaler pour ne pas s'accorder à la mesure du présent , ni de de s'en référer à l'idéalité du passé. Savoir suffisamment se décaler : se décoincider de ce présent pour retrouver une initiative , y trouver une prise pour y produire du commencement. En décoincidant de ce qui s'impose à nous du présent et qui bloque ce présent, de pouvoir y rouvrir des possibles qui donnent à y travailler et remettent ce présent en chantier. 


# L'adieu au Livre : le livre support de notre civilisation depuis un millénaire est en train de s'effondrer en une génération. Il est à la fois le produit d'un montage articulant des énoncés, relève d'un métier , requiert des savoir-faire et a l'ambition de forcer les limites du dicible , il porte le destin du monde.

En quelques décennies il est passé de l'âge de la commercialisation légitime à l'âge de la merchandisation forcée. Un livre n'est plus publié sur ses qualités intrinsèques mais conçu en fonction de la vente attendue qui fait sa justification. Le livre qui marche bien est celui qui trouve aussitôt sa place sur le marché , facile à traiter par les journalistes, coïncidant avec son époque car s'emboitant avec les thématiques  du jour : le care, le vert, la planète, la résilience... Sont  donc mis de côté les livres décoincidant vis à vis d'une attente et d'une attention déjà formée.

Un vrai livre celui qui donne à lire, à penser n'est plus de l'époque car les livres sont achetés souvent pour ne pas être lus. L'effort de lecture existe-il encore ? L'exigence vient aujourd'hui non plus renforcer mais discréditer le statut d'un livre. 

Pourquoi  la lecture est- elle en retrait , quelles qualité requises par elles sont elles en retrait : l'assiduité répondant à la patiente continuité de lire; l'attention pour épouser le "fil du texte"; être pensif : on lit intérieurement en ouvrant les yeux de l'esprit

Lire sur écran n'est pas la m^me chose qu'un livre : on n'entre pas dans l'épaisseur du livre; un clic est beaucoup plus volatile que de fermer et reposer un livre. L'écran veut capter d'emblée, il ne permet pas de relever la tête : le texte demande à être consommé , sitôt affiché.

C'est pour cette lecture pensive qu'il faut se battre pour développer l'esprit fait de patience et d'exigence.