"Penser ce qui nous arrive." Hannah Arendt

jeudi 8 octobre 2009

Enquête narrative chez France Télécom




Les récents événements survenus ces derniers mois chez France Télécom, ainsi que la lecture du dernier livre de d'Eric Maurin "La Peur du déclassement" (Seuil 2009) m’ont fortement interpellé en tant que coach et praticien narratif : que peut apporter la Narrative dans ce contexte ? comment peut elle contribuer à éclairer la situation ? et peut être surtout comment pourrait elle aider les différents acteurs à trouver des solutions ?

Voici quelques unes des questions que je me suis posé et que je vous propose de traiter à travers ce projet d’enquête narrative chez France Télécom. Je m’y suis attelé avec toute mon expérience de « pionnier -vétéran « de la narrative en entreprise en France (5 ans d’interventions en entreprise avec un des tous premiers ateliers en 2004 dans une banque avec deux autres coachs ) et aussi, je l’espère, quelques unes des fines traces de l’humilité indispensable à la posture transmises par Michael White dans ses ateliers: celle d’un explorateur, solide sur sa posture, sa méthode mais décentré quant à son issue.

Partons des commentaires transmis par les médias ces derniers mois pour mieux comprendre les types d’explication qui se sont succédés et les logiques d’actions menées pour enrayer le processus.

1Explication par Le déni : il ne se passe rien dans cette entreprise, il s’agit d’un non événement . Justification statistique : le taux de suicide dans l’entreprise est inférieur au taux national des adultes en activité. Conséquence : comme Il ne se passe rien donc l’entreprise ne peut rien faire.

2Explication par le geste personnel : il se produit bien quelque chose mais il s’agit d’une multiplication de gestes individuels s’expliquant par des raisons exclusivement personnelles.Conséquence : Il se passe quelque chose mais dans la sphère privée, dans laquelle l’entreprise ne saurait porter de regard et encore moins intervenir.

3 Explication par les pratiques managériales : commençons par les mesures prises : le 28 septembre le Président Didier Lombard arrête le principe de mobilité systématique des cadres tous les trois ans ainsi que les objectifs individuels sur un plateau téléphonique ; le 5 octobre le directeur général présente sa démission.Conséquence de ces mesures : la reconnaissance de la responsabilité de certaines pratiques managériales dans l’entreprise.

4 Explication par Les risques psycho sociaux: fournies là aussi indirectement par une déclaration du ministre Xavier Darcos en adressant une demande de négociation aux partenaires sociaux pour « enrayer la spirale des suicides »

Conséquence : si on reprend la définition de l’INRS (institut national de recherche et de sécurité) il s’agirait dans cette hypothèse d’examiner des facteurs de stress au travail, violences externes ou internes…

5 Explication par le déclassement : dernière piste, celle que nous ouvre le sociologue Eric Maurin avec la sortie de son livre sur le concept de déclassement et surtout de peur du déclassement :« ressentie par l'ensemble de la société, y compris par les classes moyennes et supérieures,celles qui ont le plus à perdre. Cette peur est la conséquence, de politiques publiques, qui depuis cinquante ans ont systématiquement privilégié la protection de ceux qui ont déjà un emploi plutôt que le soutien de ceux qui n'en ont pas. L'aspect positif est que les salariés en place ont été de mieux en mieux protégés; L'aspect négatif c'est que la barrière est devenue de plus en plus difficile à franchir pour tous les autres...

Plus les statuts sont protégés, moins souvent on les perd, mais plus on perd quand ils disparaissent. »

Cette fois je me risque à l’analyse : c'est dans ce déclassement réel (perte de statut, mobilité obligatoire, plateau téléphonique) et surtout la peur de son accentuation (perte du statut de fonctionnaire) qu'il faudrait aussi rechercher la cause de ces gestes.

En relisant l’ensemble ces analyses, dont au moins 4 ont conduit à des actions concrètes de l’entreprise, je suis frappé par la relative absence du point de vue des salariés. Ils en sont même les absents implicites.

Pourtant, après toutes ces analyses, de nombreuses questions demeurent sans réponse et les salariés sans parole .

Reprenons simplement quelques unes des questions utilisées dans nos audits narratifs : Que pensent de la situation ces femmes et ces hommes rentrés voici 15 ou 20 ans dans l’entreprise, jeunes diplômés de l'université ou d'une école ?

Quelles étaient alors leurs motivations à entrer dans cette entreprise publique, fleuron de la technologie française ? Quels étaient alors leur projet,leurs espoirs, leurs rêves en la rejoignant ?

15 ou 20 ans plus tard quelles sont les difficultés rencontrent-ils réellement sur le terrain? Quelles sont les conséquences de ces difficultés pour travail ? pour eux-mêmes? Quelles valeurs sont, aujourd‘hui, négligées? Qu’est ce que cela les conduit à faire ? à ne pas faire ? Comment avec tout ce qui s’est passé peuvent–ils imaginer leur avenir dans l’entreprise ?

L’hypothèse narrative sous-jacente à toutes ces questions est que l’écart entre les aspirations passées et la représentation des difficultés actuelles est susceptible de révéler un certain nombre de valeurs négligées, elles mêmes à l’origine d'un certain malaise.

Faudrait-il poser ces questions pour tenter de produire une nouvelle explication ? Une de plus ?

Non pas seulement car la force de l’approche narrative est ailleurs :

- Elle permet d’abord d’externaliser le problème, c’est-à-dire sortir d’une voie sans issue où chacun se vit à tour de rôle comme le problème (salariés,direction, managers) pour partager une analyse et se donner la possibilité d’inventer des solutions .Travailler à cette externalisation c’est reconnaître l’existence du problème, condition préalable à tout traitement et ce d’autant que celui ci a été nié pendant des mois. Reconnaître n’amène pas forcément à expliquer mais pose les bases d’un changement possible , d’une nouvelle histoire par rapport à l’histoire dominante.

- Elle permet ensuite de relayer une parole vivante, toutes les paroles (salariés, managers, direction) porteuse d’émotions, de souffrance certainement mais peut être aussi de l’espoir de voir l’entreprise se reconstruire. C’est dans ces paroles qu’il sera possible de trouver le sens et l’énergie nécessaires pour reconstruire un futur possible à la portée des uns et des autres.

- C’est enfin mettre chacun face à ses responsabilités dans la mise en œuvre de tout un dispositif narratif où chacun prend sa place pour raconter tout d’abord puis surtout faire émerger les conditions d’une nouvelle histoire, la faire exister.

En conclusion l’approche narrative en entreprise nous aide à mieux comprendre bien sur, mais surtout à construire un cadre d’intervention permettant de reconnaître ce qui c’est passé et de libérer la parole.

Il s’agit ainsi de se donner la possibilité de créer au sein de la « communauté entreprise « une nouvelle histoire, un nouveau modèle collaboratif, plus celui d'un passé ancien qui n'est plus depuis longtemps, plus celui d'un passé récent anxiogène et dépassé mais celui d'un futur possible à la portée de tous.

C'est là tout ce que peut apporter l’approche narrative en entreprise.

C’est là tout ce que l’on peut souhaiter pour le futur de France Télécom.