Outre qu’elle amplifie le creusement des inégalités et la montée d’une vulnérabilité sociale généralisée, la crise nous colle à la peau, comme un chagrin que rien ne viendrait soulager : le mot lui-même nous obsède, nous habite, nous plombe. Il envahit le quotidien où tout nous renvoie à elle, comme un poison permanent.
La crise définit notre époque, notre condition, notre horizon : l’idée même d’en sortir s’évanouit dans la résignation et le consentement à son omniprésence. La crise est une “crise sans fin”, avance la philosophe Myriam Revault d’Allonnes en titrant ainsi son nouvel essai, prolongeant une oeuvre placée sous le signe de la réflexion sur la démocratie et la modernité (Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie ?, L’Homme compassionnel…). Une crise sans fin, parce que nous vivons sous son“surplomb”, parce qu’elle est à la fois le milieu et la norme de nos existences, parce que nous n’en voyons pas l’issue, parce qu’elle n’en a pas ! Sous ce discours apparemment sombre et défaitiste, n’offrant aucune raison d’espérer de meilleurs lendemains, la philosophe réinterroge la notion de crise : elle en redéfinit les contours conceptuels et déplace le regard, souvent trop frontal, sur le phénomène. La crise n’est précisément pas un concept mais une “métaphore” qui a gagné la quasi-totalité des domaines de l’existence : économie, finance, politique, culture, valeurs, autorité, éducation, jeunesse, famille. La repenser d’un point de vue philosophique élargit le cadre des discours sur l’époque. D’où le problème épistémologique que pose l’usage répété du mot : “Est-on fondé à unifier sous un même concept des traits qui s’appliquent à des domaines si différents ?”, se demande Myriam Revault d’Allonnes pour qui “le constat de son évidence ne nous dit pas ce qu’il faut entendre par crise et ne lui confère aucun contenu immédiatement assignable”. Quel est donc le statut de cette crise qui est autant celle de la réalité objective, sociale, que celle de notre vécu subjectif ?
Si la crise a “officiellement” cinq ans (le scandale des subprimes, qui a éclaté en septembre 2007, constitue sa date de naissance), elle a surtout trois siècles, au moins ! Sans oublier que l’origine du mot lui-même remonte aux Grecs anciens pour qui la “krisis” désignait le moment paroxystique de la maladie. C’est le XVIIIe siècle, celui de la crise autant que des Lumières, qui impose le terme en l’appliquant à l’économie, avant que le XIXe ne s’en serve pour définir toute période de trouble et de tension, et que le XXe ne le radicalise, voire anéantisse toute idée de progrès de l’histoire.
À l’origine état d’exception, la crise est devenue une situation normale, permanente, depuis que le XVIIIe siècle inventa le “projet moderne”. La dissolution des repères, propre à cette époque qui se libère des héritages anciens, marque l’entrée dans l’âge de la crise : “La perte de la transcendance qui fournissait au monde humain ses repères ultimes entraîne une crise du sens et des valeurs de l’existence en général.” Crise et modernité sont donc indissociables : la modernité est même en soi “un concept de crise”. Notre temps se construit désormais “de lui-même dans sa différence”, contre la tradition, et “rompt avec tout principe de légitimité fondé sur la transcendance divine”. La modernité invente par là même un nouvel univers conceptuel et “un régime d’existence où s’impose la réflexivité”. Par-delà les grandes vertus de cette modernité dont nous sommes les héritiers, la crise trouve ses origines dans cette interrogation incessante et inachevée de la société sur elle-même. Se posant comme une mise en cause radicale de tout ce qui la précède, la modernité se trouve contrainte de définir de nouvelles positions. Myriam Revault d’Allonnes rappelle de ce point de vue les analyses éclairantes de Michel Foucault pour qui la modernité engage une “herméneutique du sujet” : l’individu est contraint de donner forme à son existence. “Se produire lui-même” : cette nécessité, excitante mais angoissante, génère une étrange coexistence entre créativité et fébrilité.
Occupée à revisiter l’histoire de la philosophie (de Kant à Foucault, d’Hegel à Arendt, de Ricoeur à Blumenberg…), Myriam Revault d’Allonnes laisse de côté, sans les minorer, les indices de la crise actuelle, qui sont autant de nouveaux modes de dissolution de la certitude : insécurité sociale, mondialisation, capitalisme financier, flexibilité, épuisement des modes d’action politique… Mais l’impuissance radicale dont chacun devine aujourd’hui l’étendue dans nos démocraties, la perte de la capacité de la société à se transformer elle-même par l’activité politique, nous obligent plus qu’elles ne doivent nous figer dans la peur. Cette montée des incertitudes invite à la réinvention de modes d’action et de pensée intégrant ce que l’on sait déjà de notre rapport historicisé à la crise.
“Quelles que soient son intensité et sa dureté, la force contraignante de la crise ne signe pas l’aboutissement d’un processus inéluctable, elle ne nous enferme dans aucune fatalité.” À l’inverse, elle “exige un retournement et une réorientation du regard : la crise sans fin est une tâche sans fin et non une fin”. Décalée par rapport à une pensée en vogue, plus frontalement militante (lire ci-contre), la réflexion de Myriam Revault d’Allonnes n’en porte pas moins le souffle d’une subversion douce et éclairante en ce qu’elle nous confronte à nos blessures fondatrices, à partir desquelles tout doit se réinventer.
Jean Marie Durand Extrait des Inrocks -septembre 2012