mercredi 10 octobre 2012


La conduite du changement

    changement s’apprend, il ne se décrète pas
> Journal numérique
Ressources humaines - ManagementFusions, acquisitions, aménagements informatiques, optimisation des processus : la vie des entreprises est marquée par des évolutions de plus en plus fréquentes, par des changements de rupture ou continus, qui nécessitent une adaptation des pratiques de chacun. Le succès ou l’échec de ces périodes d’évolution est intimement lié aux facteurs humains : il s’agit d’enraciner les nouvelles pratiques dans l’ADN de l’entreprise, sans brusquer ni braquer. Si les techniques de conduite du changement ont été boudées en France pendant un temps, elles prennent de l’importance aujourd’hui au sein du management et des équipes de ressources humaines. À tel point qu’un nombre croissant de grands groupes font désormais le choix d’internaliser ces outils, en complément des services des prestataires spécialisés.
Drive the Change”, “La banque d’un monde qui change”, “Changeons de vie, changeons l’automobile” : jusque dans leurs slogans, les entreprises sont promptes à prôner le changement, synonyme de réactivité et de dynamisme. De fait, les sociétés sont confrontées de plus en plus fréquemment à des situations de mutation, qui nécessitent une conduite du changement. “Le rythme de transformation ne fait que s’accroître, confirme Stephan Paolini, qui dirige l’entité People & performance chez Cap Gemini. Sur les segments d’activités où on a pu voir une ou deux transformations en 18 mois glissants il y a sept ou huit ans, on trouve aujourd’hui six à sept projets”, explique-t-il.
Pourtant, beaucoup de managers négligent encore souvent cette problématique lorsque survient un changement important de l’entreprise. Plus d’une fusion sur deux échoue par exemple en raison du facteur humain. “L’apparition de la conduite du changement a eu lieu à la fin des années 80 aux États-Unis, rappelle Jean-Michel Moutot, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Pratiques de la Conduite du Changement aux éditions Dunod. À l’heure des grands projets de transformation d’entreprises, on s’est aperçu que des individus s’opposaient, résistaient, ne permettaient pas aux projets d’aboutir” explique-t-il. Des dissensions peuvent aussi survenir à l’occasion d’une restructuration, d’un changement dans l’organisation, d’un projet informatique, ou même d’un simple déménagement…
Typologie de changements
La conduite du changement, ou “change management”, a pour but de faciliter l’acceptation des changements liés à la mise en place d’un nouveau projet, en réduisant au maximum les facteurs de rejet. Un domaine qui a vu ses pratiques se développer de façon impressionnante sur les dix dernières années. Les changements auxquels les entreprises peuvent être confrontées relèvent de deux types distincts, détaille Sébastien Durand, directeur général adjoint de Logica Business Consulting. D’un côté, le changement en rupture. “L’exemple typique, c’est une fusion : il y a un avant et un après. De l’autre, on trouve les changements continus. Il s’agit de tout ce qui va traiter de l’amélioration continue, type Lean ou Six Sigma.”
Ces concepts visent à simplifier et à optimiser les processus en éliminant des tâches sans valeur ajoutée ainsi que les pertes. David Autissier, fondateur de la chaire Essec du changement et co-auteur de Pratiques de la Conduite du Changement, identifie un second axe d’analyse pour classer ces projets : “Une fois qu’on sait si on est dans un scénario de rupture ou en mode progressif, il faut déterminer s’il s’agit d’un changement négocié ou imposé, explique-t-il. Si on est dans une démarche qualité, on est en mode progressif et en mode négocié. S’il y a un problème sur une usine et qu’il faut revoir complètement le système informatique, on est en rupture imposée, ajoute-t-il. Ces deux dimensions sont assez structurantes”.
Dans tous les cas de figure, les changements ont des répercussions sur le stress des entreprises et le niveau de capacité des managers et de leurs équipes. C’est à ce niveau que les savoir-faire en matière de change management doivent intervenir. Stephan Paolini souligne l’importance de la maturité de l’organisation, son agilité et sa capacité à gérer le rythme des transformations. “Plus cette capacité est basse, plus l’effort de conduite du changement devra être élevé” explique-t-il.
Les défis que représente la conduite du changement poussent la plupart du temps les entreprises à faire appel à des cabinets extérieurs spécialisés. Dans le cas d’un changement en rupture, ces derniers sont notamment chargés de définir un plan d’action, une méthodologie à suivre. “C’est le premier type de service que peut fournir le cabinet de conseil : comment va-t-on gérer la phase de transition en tant que telle ? Est-ce qu’on va utiliser des paliers successifs, une méthode big-bang, un déploiement progressif géographique ?” détaille Sébastien Durand. Le cabinet de conseil a également pour mission d’apporter un regard extérieur sur une situation donnée.
“Si l’assessment donne des résultats négatifs pour un certain nombre de collaborateurs, c’est sans conséquence pour le cabinet externe” analyse Sébastien Durand. Le spécialiste en conduite du changement peut aussi jouer le rôle de transition management ; un rôle socialement exposé, et qui peut nécessiter une mobilité géographique. “Lorsqu’on gère un carve out [cotation en Bourse de la filiale d’un groupe, ndlr] ou une externalisation de filiale, le manager va devoir assurer la transmission du savoir depuis le département comptable de l’étage du dessus jusqu’aux Philippines, la Chine ou le Maghreb, explique-t-il. Si on fait appel à un externe pour réaliser cette tâche, c’est aussi parce qu’il s’agit d’un rôle non pérenne : une fois la transmission terminée, il n’aura plus de travail.” Dans le cas d’un changement continu, le spécialiste est chargé d’apporter une méthodologie.
“Il va proposer une démarche qui va progressivement rentrer dans les mœurs de l’entreprise ; c’est une approche de plus longue durée, explique Sébastien Durand. Il faut impulser une dynamique, foisonner opérationnellement le middle management.” Pour ce faire, les équipes de change management font appel à des méthodes de team building, de concertation, qui permettent de créer les conditions du changement par l’organisation. Le but du jeu est que le mouvement soit ensuite auto-entretenu par l’organisation.
Changer l’ADN de l’entreprise
En effet, les spécialistes s’accordent sur un point : le principal piège à éviter est de voir le soufflé retomber. “Le risque est de crier victoire un peu tôt : ça commence à marcher, donc on baisse la garde. C’est là que ça peut être dangereux, note Yasmina Jaïdi, co-directeur du master RH International à l’université Paris II Panthéon-Assas, et ancienne consultante. Dans une entreprise, on travaille souvent dans l’urgence : on a tendance à sauter les étapes, ce qui va parfois entraîner des échecs.” Un acteur du secteur, qui a choisi de garder l’anonymat, cite le cas de la fusion entre Suez et GDF. “Personne ne s’est adapté aux valeurs de l’autre entreprise. D’un côté, la valeur, c’est le chiffre d’affaires généré, de l’autre, le respect du budget.” Parfois, la conduite du changement peut tomber dans l’alibi, déplorent les spécialistes.
“Vous trouvez parfois des gens qui se disent que le travail est fait alors qu’ils se sont contentés de mettre en place un plan de communication, note Stephan Paolini. Une telle situation a de grandes chances de se solder par un échec. À l’inverse, vous avez le change management qui est le pilote de la transformation, qui appuie, qui construit, et qui intègre les enjeux humains dès le démarrage. Ce change management-là, c’est celui qui fonctionne : il est plus long, plus lent, mais il fait davantage confiance aux individus et aux acteurs qu’aux processus.” L’objectif est d’enraciner les nouvelles manières de faire dans l’ADN de la société, en impliquant au maximum le middle management et les opérateurs.
La réussite est également liée à l’expérience de l’entreprise. Les groupes qui ont déjà opéré plusieurs transformations, et qui ont des réflexes d’adaptation, sont vus comme “matures” par les acteurs du secteur. “Ces sociétés-là sont plus agiles face à un changement de rupture : les réglages viendront comme une seconde nature” explique Stephan Paolini. “Nous avons un rôle de catalyseur : nous faisons en sorte d’accélérer le fait que les acteurs de l’entreprise changent par eux-mêmes” résume Sébastien Durand.
Certains prônent un processus par étapes, à l’instar de Yasmina Jaïdi. Elle définit huit points cruciaux : le déclic, la formation d’un groupe témoin qui sera le fer de lance du changement, l’élaboration d’une vision, l’élimination des freins au changement, l’illustration du changement par le comportement du top management au quotidien, les projets locaux qui permettent à chacun de contribuer aux changements, la mise en place de “quick wins” qui permettent de se rendre compte que les efforts ramènent des résultats positifs, et le suivi dans la durée.
Au-delà de l’aspect méthodologique, l’un des enjeux principaux tient à la vitesse attendue pour le changement. Le rythme de la mutation sera différent selon que l’entreprise fait face à un changement incrémental ou à une situation de rupture majeure. Il faudra réagir plus vite dans le cas d’un changement de marché, d’une perte de client… “Il n’y a pas une seule recette, il y a plusieurs leviers d’action à coordonner ensemble en fonction de la maturité de l’entreprise, explique Stephan Paolini. Beaucoup parlent de stratégies en huit étapes, mais encore faut-il savoir comment les utiliser. Dire qu’il y a huit étapes, c’est un peu comme dire qu’en musique, on compose avec sept notes…”
L’exception culturelle française
Dans le domaine du changement, la France fait figure de mauvais élève. Selon une étude du cabinet Mercuri Urval, moins d’un manager français sur trois considère que participer à la conduite du changement constitue une opportunité professionnelle, contre neuf managers sur dix chez nos voisins européens. “Quand on regarde les grandes fusions ou les grandes opérations de restructuring, la conduite du changement est vue dans l’inconscient collectif français comme quelque chose de naturel, qui va se dérouler tout seul, et qui est donc optionnel, remarque Sébastien Durand. Le change management se résume alors à la portion congrue : l’entreprise fait un peu de team building auprès du top et du middle management, et ça s’arrête là, déplore-t-il. Le problème, c’est qu’on fait alors du changement temporaire : l’organisation plie pendant la durée du projet et revient dans son état initial.”
Chacun ne partage toutefois pas l’avis selon lequel l’Hexagone serait un cas particulier dans ce domaine. D’après David Autissier, la France a pu avoir du retard sur ce plan il y a quelques années, mais les RH et des managers français affichent aujourd’hui une maturité plus affirmée sur le plan du change management. Par ailleurs, les effets de la mondialisation tendent à estomper les disparités entre les pays. “Aujourd’hui, que le siège soit situé à Paris, Londres ou Munich, le marché, c’est le monde, analyse Stephan Paolini. Les managers français, s’ils travaillent dans un groupe international, sont exposés à des sujets qui ne sont plus français, mais transversaux.”
Ces entreprises qui s’approprient les techniques
Si les techniques du change management ont été réservées de façon presque exclusive à des prestataires externes jusqu’au début des années 2000, les spécialistes du secteur remarquent qu’un phénomène d’internalisation a eu lieu voici quelques années. “Auparavant, les cabinets géraient 90 % des projets, confirme Jean-Michel Moutot. Depuis cinq ans, un virage s’est opéré. Les grandes entreprises se sont posé la question : ne faut-il pas intérioriser ce processus ? Beaucoup de sociétés ont fait le choix de construire des cellules internes” ajoute-t-il.
C’est le cas de sociétés comme EDF, ou encore Axa France Services, qui a commencé à internaliser les processus de conduite du changement dès le milieu des années 2000. “Cette manœuvre visait à accompagner le déploiement d’outils sur le poste de travail des commerciaux salariés, commente Miriam Bouchebouba, directeur optimisation, transformation, organisation et processus. Aujourd’hui, notre palette de contribution est plus variée qu’à l’origine : nous sommes aussi sur tout ce qui est diagnostic d’organisation ou proposition de nouveaux scénarios d’organisation.”
Certains prestataires ont fait le choix de surfer sur la vague de cette internalisation. C’est le cas de Cap Gemini, qui a créé en 2006 l’université de la transformation. “C’est un outil d’accompagnement de nos clients sur les savoir-faire requis pour les transformations qu’ils affrontent” explique Stephan Paolini, qui voit dans l’appropriation de ces techniques par les entreprises une tendance “naturelle” et “évidente”.
Selon la situation, certains leviers vont militer en faveur de l’internalisation ou du prestataire. “On considère que 70 à 80 % des compétences sont tout à fait transférables au niveau de l’interne de l’entreprise, souligne Jean-Michel Moutot. Les consultants, de leur côté, vont communiquer sur les 20 % restants, qui concernent des problématiques très pointues.” Il donne l’exemple de la mise en place d’un plan de communication. Si l’entreprise fait appel à un prestataire, ce dernier va devoir acquérir nombre d’éléments : réseaux de distribution, culture, sémantique, éléments de langage de l’entreprise… “L’interne, en revanche, connaît déjà tout cela et aura une capacité d’action plus rapide, plus efficace que les consultants”.
Pour Sébastien Durand, le recours à des spécialistes est souvent incontournable. “Bien sûr, tous les DRH ont suivi des formations sur ces sujets : comment passer de la phase de découverte/rejet à la phase d’appropriation/adhésion ? Mais il est difficile de passer de la théorie à la pratique”, fait-il valoir. Par ailleurs, même les entreprises qui se sont lancées dans un processus d’internalisation du change management doivent recourir dans certaines situations à des partenaires extérieurs à l’entreprise. “La plupart des entreprises ont toujours besoin de faire appel à des collaborateurs externes, eu égard à la charge de travail que cela peut représenter” souligne David Autissier.
Axa France, par exemple, continue de recourir à des partenaires externes malgré une force de frappe dédiée de 50 personnes en interne. “Nous avons besoin d’avoir un volant de contributions externes : nous avons des partenaires privilégiés avec lesquels nous travaillons soit en assistance technique, soit en forfait, pour nous aider sur certaines missions, explique Miriam Bouchebouba. Parfois, nous n’avons pas les compétences en internes ; il arrive aussi qu’elles soient toutes utilisées.” La notion de taille est également importante. “Une entreprise qui a un projet de changement tous les cinq ans n’a pas intérêt à affecter une cellule au change management, observe David Autissier. Plus la taille d’une entreprise est petite, plus elle va faire appel à des structures externes”.