L'approche de la stratégie dans le domaine militaire par le général Vincent Desportes, général de division de l’Armée de terre
Prologue – Churchill en juin 1940
Aujourd'hui l'incertitude est partout , comment faire pour la diminuer, l'apprivoiser, décider construire une stratégie et surtotu la mettre en oeuvre.
L’exemple de Churchill, en juin 1940 : quand tout est perdu, il est le seul à dire non. Sur quoi s’appuie-t-il ? Sur deux ou trois principes : la confiance en lui-même, la confiance en ses principes (« on ne négocie pas avec un dictateur »), la foi dans son équipe, qui est le peuple britannique. Sa foi va entraîner le monde à sortir de la crise.
Dans ce cas, l’incertitude est partagée par tous : tout le monde est face à elle, mais la crise permet aussi aux leaders de se distinguer par leurs décisions.
« C’est ce qui est inattendu qui offre les meilleures chances de victoire. »
MacArthur, L’Univers stratégique, Grantin.
Première partie – L’univers stratégique, ou les conditions de la décision
Un dirigeant gère d’abord les libertés (les envies) de ses fournisseurs, de ses collaborateurs et de ses clients. Il faut d’abord créer un lien entre l’intérêt commun et l’intérêt individuel.
Un collectif est un ensemble d’individus qui, individuellement, ont décidé que leur intérêt est dans le collectif.
Un dirigeant est quelqu’un qui prend des décisions sans avoir la connaissance parfaite de la situation. Il est impossible de connaître parfaitement la situation. Savoir que l’on prend des décisions imparfaites est la première chose libératrice pour le dirigeant.
Une stratégie non pilotée va dans le mur. Aucun plan ne résiste au premier coup de canon.
Quand on met en place une stratégie, il faut :
- savoir qui va piloter ;
- mesurer régulièrement les écarts entre ce qui est fait et ce qu’on a voulu faire ;
- mettre en place une gouvernance pour piloter cette stratégie, cette mise en œuvre.
Toutes les décisions reposent sur des hypothèses, donc sur des incertitudes, donc sur des risques. Toute décision dans l’incertitude est donc un pari.
Tout plan stratégique qui se développe rencontre des difficultés. On a envie de faire machine arrière, et ce n’est pas possible, car chaque action modifie pour toujours la situation. Il faut sans arrêt aller de l’avant et conserver de la vitesse, sinon on est drossé contre les rochers.
L’univers stratégique est interactif, en évolution permanente, où toute décision est basée sur une connaissance imparfaite, mal adaptée, prise sur des hypothèses, imparfaite par nature.
Deuxième partie – Tirer les conséquences
Dans l’univers stratégique, il n’y a que des vérités de point de vue partiel, temporaire et relatif, donc subjectif.
Il faut accepter les conditions de la décision. La rationalité des décideurs est nécessairement limitée : il n’y a que des vérités partielles, relatives et temporaires.
Pour augmenter cette rationalité, on va devoir diversifier et valoriser ses ressources d’intelligence. On va créer une « speak-up attitude » dans le comité de direction, pour créer les conditions favorables afin que les personnes puissent s’exprimer.
Toute décision est finalement intuitive. La décision se prend par intuition, selon le schéma suivant :
- on démarre par de l’intuition ;
- on se forge des convictions ;
- on décide dans l’intuition.
Toute décision est donc imparfaite et discutable.
Définir la stratégie repose sur trois points :
- une ambition, un désir d’avenir ;
- un rétro-raisonnement sur le chemin critique à adopter ;
- le pilotage de la mise en œuvre.
La décision n’est pas un carcan : on doit prendre une décision, mais ne jamais en être prisonnier. On doit garder le doute sur la stratégie. Le stratège doute toujours de sa stratégie, mais n’hésite jamais.
Il faut également accepter la dynamique de l’action humaine.
Les facteurs de divergence sont :
- Les autres.Ils vont s’emparer de la décision et en faire ce qu’ils veulent.
- La friction.Friction entre le plan et la réalité. Il y a toujours friction : ça va dérailler. On l’intègre en amont par la conservation de moyens qui permettront de revenir sur les rails : ce que l’on appelle des réserves. C’est la logique du grain de sable. La vie, c’est ce qui nous arrive quand on a prévu autre chose.
- La vie propre de la guerre.La guerre est sujet, et non objet, avec sa dynamique propre. C’est pourquoi il ne faut jamais lancer une guerre, mais plutôt réagir par la guerre à une menace face à laquelle on ne peut faire autrement.
« Toute action humaine échappe à ses intentions. »
Edgar Morin.
Avant toute opération – Se poser deux questions
Avant toute opération, on se pose deux questions :
- Qu’est-ce qui va être vraiment discriminant dans l’opération ?
- Comment organiser le renseignement sur ces différents points ?
Le renseignement est imparfait, donc il faut savoir décider sans renseignement complet et le recycler en permanence.
Troisième partie – Décider
Décider, c’est trois choses : une attitude, des principes et des règles.
1. Une attitude
L’intention est connue au départ : un soldat doit savoir pourquoi il fait ce qu’il fait.
L’armée dirige ses troupes avec des pourquoi, des finalités, alors que les entreprises sont en général dirigées par des comment, c’est-à-dire des modalités.
On définit :
- un point d’ancrage,
- un but,
- une stratégie par rétro-raisonnement par rapport à cette finalité.
Cette finalité est téléologique : on met du futur dans chacune des décisions.
2. Des principes
Premier principe : la liberté d’action.
Toujours une lutte : on prend toujours la décision qui nous laisse le plus possible de liberté d’action.
Deuxième principe : le principe de réserve.
On essaie toujours d’avoir des ressources non affectées, qui vont permettre :
- de faire face aux aléas en mode réactif ;
- de tirer profit des opportunités en mode proactif.
En corollaire, quand on attaque, on frappe toujours en premier les réserves ennemies.
Troisième principe : le principe de simplicité.
Ce qui n’est pas simple ne fonctionne pas, n’est pas clair et n’est pas compris.
Citation de Napoléon : « À la guerre, on ne fait fonctionner que ce qui est simple. »
Citation du maréchal Foch : « J’ai gagné la guerre en ramenant tout au simple. »
Acronyme américain : KISS (Keep It Simple, Stupid).
Quatrième principe : le principe de risque.
La notion de risque calculé ou de perte acceptable se réévalue à chaque étape.
3. Des règles
La juste information et le temps de décision : c’est la dialectique du temps et de l’information.
L’autre est au cœur du raisonnement. Le diagnostic stratégique pour comprendre l’autre se fait à la jonction de :
- ses capacités ;
- ses intentions.
On essaie de rentrer dans le système de pensée de l’autre, de comprendre comment il peut nous percevoir.
Border sa décision :
La décision est la moins insatisfaisante possible. On définit un espace dans lequel elle est la moins insatisfaisante par rapport :
- à des impératifs : le tronc commun que la décision doit couvrir absolument ;
- à des interdictions : les critères d’élimination de notre décision ;
- à des contraintes : ce dont on doit tenir compte une fois la décision prise.
Enfin, la décision se prend par exception :
- on décide le moins possible ;
- on décide au départ, puis on prend quelques petites décisions pour remettre les choses sur les rails ;
- le plus souvent, on préfère accompagner et soutenir l’équipe.
Un bon chef décide le moins possible et laisse les autres faire, en les accompagnant : on manage dans l’émergence.
Créer les conditions de l’adaptation
On crée les conditions de l’adaptation : les conditions techniques et humaines du passage du projet à sa réalisation. Le rôle du stratège-leader est de créer ces conditions.
Les conditions techniques :
- des systèmes adaptables ;
- la souplesse des structures ;
- la modularité et la réarticulation réversible de toutes les actions ;
- la souplesse des modes d’action.
Les conditions humaines :
- Concevoir et vouloir un avenir commun.
- Créer le chemin de cet avenir.
- Créer les conditions pour faire vouloir à ses collaborateurs cet avenir commun.
La stratégie, c’est vouloir et faire vouloir.
Le leadership, c’est créer les conditions d’une volonté convergente.
Créer de l’engagement n’est pas possible directement : il faut créer les conditions de l’auto-motivation, de l’auto-responsabilisation, de l’auto-engagement.
Exemple d’Eisenhower et des camps de concentration.
En 1945, Eisenhower, en franchissant le Rhin, comprend que ses troupes ne veulent plus aller plus loin pour se battre. Il va leur montrer les camps de concentration pour leur faire comprendre quels sont les enjeux de cette campagne d’Allemagne.
« Il reste toujours assez de force à quelqu’un pour accomplir ce dont il est convaincu. »
Goethe
« J’ai gagné mes batailles avec le rêve de mes soldats. »
Bonaparte
Conclusion
Il y a un lien direct entre la participation, la responsabilisation et l’engagement. Inciter, favoriser, orienter et encadrer l’initiative sont les missions du stratège-leader.
En juin 1940, l’armée française manque totalement de confiance en elle, car elle n’a qu’un seul plan : défendre la ligne Maginot, sans aucune liberté d’action, avec un principe d’exécution absolue des ordres qui réfute complètement l’initiative.
L’armée allemande, à l’époque, fonctionne exactement à l’inverse : elle croit davantage en elle-même et s’appuie sur des qualités d’adaptation.
On sait ce qu’il en est advenu…