mercredi 7 décembre 2011

Le risque de surreprésentation de la catastrophe


«Il faut trouver l’équilibre entre l’image et le récit»

Texte publié par le journal la Croix en août 2011

« La catastrophe vient réduire à néant un être dans son entier, vient le renverser dans son existence même. Confronté à l’absence de sens du désastre, l’individu peut être sidéré et entraîné vers une forme de nihilisme. D’un autre côté, l’événement tragique peut redonner un sens à la chose qu’elle a détruite en totalité, de la même façon qu’on comprend la liberté quand on l’a perdue. Mais quand il y a excès de sens, la catastrophe peut être manipulée pour construire des identités mythologiques.

D’où l’importance de la représentation de la catastrophe. C’est le souci du romancier hongrois Imre Kertesz : l’œuvre d’art ne peut pas sublimer le désastre, encore moins l’abolir. Mais, ajoute-t-il, la seule réponse à la catastrophe est la création artistique la plus aboutie et la plus belle. La catastrophe appelle l’expression. S’exprimer est un devoir éthique car c’est une forme de résistance à l’événement qui va permettre à l’humanité de prendre en charge les choses.

Le risque de surreprésentation de la catastrophe est structurel mais il est plus grand aujourd’hui qu’auparavant car les moyens de reproduction et de diffusion de l’image sont démultipliés. Artistes, journalistes et politiques doivent trouver le bon équilibre entre l’image et le récit, l’événement et le sens. S’ils ne le font pas, l’image sera un pur traumatisme. S’ils le font de manière excessive, l’image va être noyée dans le récit.

À l’inverse, la sous-représentation est un risque aussi grand. Lors de massacres de masse, les bourreaux cachent les images. Ils savent que le récit ne suffira pas parce qu’il faut avoir vu le désastre pour le croire. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut forcément montrer les victimes : il y a des formes de pudeur qui ne sont pas du déni. De très grands récits sur les camps de concentration ne passent pas forcément par l’exhibition des corps. Lors du séisme au Japon, très peu d’images de victimes ont été montrées mais les images du tsunami ou de l’explosion de Fukushima étaient très fortes : il n’y a pas eu déni. »

Frédéric Worms (philosophe)