jeudi 3 mars 2016

Commentaire 29 : le retour du blasphème raconte t-il notre époque ?

C'est un peu la thèse de Jacques de Saint Victor dans son livre aussi précis que concis : le "péché de bouche " a évolué avec les époques. Outrage religieux, crime identitaire, délit politique , il a épousé nos conflits idéologiques et religieux avant de disparaitre avec les Lumières et la Révolution pour réapparaître (après un 1ier retour lors de la restauration) récemment  mettant à l'épreuve in principe que l'on pensait (imprudemment)  inébranlable : la liberté d'expression.

#Le blasphème des origines : il remonte à la loi des  hébreux  : "tu ne prononceras pas à tort le nom de YHWH, car YHWH ne laisse pas impuni celui qui prononce son nom à tort"
Dans l'Ancien Testament la prohibition du blasphème est une règle essentielle et rigoureuse.
Il prend une dimension dans les religions monothéistes qui n'existait pas chez les païens .
Les Hébreux lui donnèrent sa dimension sacrée : le monde n'est pas un cosmos comme chez les grecs mais une création .Dieu est un sauveur, son nom aussi sacré que sa loi.
Le christianisme reprendra très largement ses interdits en considérant à son tour qu'on ne devait pas prononcer en vain le nom de Dieu.
Très vite le blasphème va devenir une arme de guerre non seulement contre les païens mais aussi entre religions : le Christ en se prononçant fils de Dieu est accusé de blasphème, ses meurtriers de même…
Il va se sophistiquer avec les Pères de l'Eglise distinguant le blasphème qualifié, destiné à rendre vaine la grâce de Dieu du blasphème simple, conséquence d'une fureur passagère.

#La récupération du pouvoir royal au Moyen Age : si les tiers chrétiens refusèrent de condamner sévèrement les blasphémateurs, ce sont les autorités royales et princières qui en se réclamant de la sévérité du droit romain, prendront les bières mesures drastiques.
Au XIII sème siècle commence à se tisser un lien entre répression du blasphème et lente affirmation du pouvoir royal avec des 1iers textes ,qui vont ensuite se multiplier, sous Philippe Auguste.
Le blasphème devient donc une matière mixte entre juridiction ecclésiastique et royale.
Pour les capétiens répression sévère du blasphème rentre dans une politique de reconquête du royaume.
Elle fut un élément de construction de l'état moderne, au moment ou s'affirmait la doctrine du droit divin des rois et que la religion devenait un instrument privilégié de l'action monarchique.

#Un crime de lèse majesté divine : avec la renaissance s'impose une nouvelle culture et la civilisation du blasphème se met en place : jurons, maugréements, jurements sont pourchassés.
Mais c'est avec le protestantisme qu'advient un tournant : les vilaines paroles jusque là sans conséquence deviennent l'expression d'une identité religieuse condamnable.
Le mal dire devient synonyme de mal croire.
A partir du XVI sème sicle le crime de lèse majesté va être abondamment utilisé : il ne désigne pas une infraction de nature religieuse mais une intrication politique et religieuse: à partir du moment ou le roi très chrétien est attaqué dans sa croyance, le blasphème hérétique devient une offense à "l'Oint du Seigneur": c'est le pouvoir royal qui s'estime touché et va organiser la répression.
C'est un peu à cotre coeur que l'Eglise abandonna au Roi Très Chrétien, le soin de poursuivre le blasphème.
Un peu partout en Europe se mette en place vers la fin du XVI sème siècle une grande offensive contre le blasphème.
Louis XIV renforcera sa répression avec celle des duels et de l'hérésie à son arrivée, même si pratiquement une certaine mansuétude s'est appliquée : Molière fut inquiété par les dévots pas par l'état

# L'avénement des Lumières et la fin du délit : c'est Montesquieu qui va produire des réflexions conduisant à la séparation de la morale et de la religion. Pour lui la punition du délit de blasphème ne doit pas relever de la justice des hommes mais de celle de Dieu :" On ne doit point statuer par les lois divines ce qui doit l'être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines, ce qui doit l'être par les lois divines".
Voltaire lui pensera" qu'il faut honorer la divinité et ne la venger jamais."
Petit à petit la religion est pensée comme utile à la société et  qu'elle mérite à ce titre d'être protégée.
Brissot : "La religion ne peut être considérée par rapport à la société civile que comme un des moyens que le ciel lui a donné pour maintenir sa tranquillité intérieure, elle n'a le droit de punir que les délits qui viennent altérer cette tranquillité."
Ainsi le blasphème était en train de perdre sa fonction politique des XVI et XVII ième siècle.
La France fut le 1ier pays à abolir le délit de blasphème dans son 1ier code pénal adopté le 25 septembre 1791.

# L'abolition en trompe l'oeil : après 1815 la France est divisée entre partisans et adversaires de 1789.Les tiers continuent a défendre la liberté alors que les seconds vont parvenir à rétablir "l'outrage à la morale publique et religieuse" via la loi Serre adoptée le 17 mai 1819.Selon cette loi une opinion pouvait être condamnée ,non pas parce quelle insultait le divin et risquait de provoquer sa colère mais mais parce que l'outrage à la religion  risquait de mettre en danger les valeurs qui fondaient la société.
Cette nouvelle conception va servir sous la monarchie de Juillet et encore plus sous le Second Empire.
Vont être entre autres inquiétés Flaubert pour Madame Bovary,"le propos réaliste de l'auteur et les passages incriminés constituaient des tableaux que le bon goût réprouve", qui sera relaxé en 1857; Eugène Sue qui sera condamné en 1857 pour les Mystères du peuple; Baudelaire qui sera condamné pour outrage à la morale publique toujours en 1857 pour les Fleurs du mal.

# Dieu se défendra bien tout seul :après 1870 les autorités républicaines mirent un certain temps avant d'asseoir définitivement le nouveau régime de liberté. Il faudra attendre la loi du 18 mai 1881 et de nombreux débats pour voir abolir le délit d'outrage à la morale publique et religieuse.
La loi fixe 3 grands principes : la liberté de l'imprimerie et de la librairie; la nécessité pour tout écrit d'avoir un responsable, un gérant; la réglementation des délits de presse : l'injure et la diffamation étant les deux principaux.
Parallèlement le combat pour la laïcité fait rage : mars 1880, Jules Ferry oblige les jésuites à libérer leurs collèges, mars 1882 il impose la laïcité des programmes et étend ce principe en 1886 aux personnels des écoles et des hôpitaux .
Il établit par ses lois la neutralité religieuse, c'est à dire le respect des consciences, il n'entend pas pour autant impliquer la neutralité philosophique et politique.
Les mesures de sécularisation pour "décatholiciser" la société sont alors fortes et parfois violentes, avec m^me polémiques, mouvements associatifs et journaux porteurs de cette "intolérance laïciste"
Ce mouvement va faiblir après 1905 : l'anticléricalisme semble dépassé et un équilibre va se maintenir jusqu'à 1970.

La loi Pléven de 1972 , adoptée à l'unanimité, crée un nouveau délit de" provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, commise envers des individus "à raison de leur appartenance à une ethnie, une nation, race ou religion déterminée".
Elle faisait suit à la ratification par la France de la Convention internationale sur l'élimination des discriminations raciales.
Elle allait autoriser les associations communautaires à poursuivre en justice des propos de haine à leur encontre. Les associations comprirent vite que ce type de procédures marquaient  pour elles un chemin vers la reconnaissance et ainsi commença en France le début juridique du repli communautaire en institutionnalisant la logique identitaire.
Les procès contre les films et leurs affiches (Je vous salue Marie, La Dernière Tentation du Christ,..) furent emblématiques de ces actions.
Au point où la France dut clarifier sa position, faire évoluer son Code Civil en fixant comme principe intangible la liberté de critiquer les religions.
Comment ménager cette liberté d'expression tout en prenant en compte les éléments susceptibles de conduire à une injure ou une diffamation religieuse : comment préserver un subtil équilibre entre liberté d'expression et liberté des croyances, tel est le dilemme de notre époque.

# Quand l'islamophobie s'en mêle : tout a basculé en France après les attentats du 11 septembre 2001.
Les mouvements islamistes ont repris le flambeau des associations catholiques des années 70-80.
Quand Michel Houellebecq dénonce "la religion la plus con" une plainte est déposée sur la base de provocation à la discrimination et injure à un groupe de personnes. Hors il n'a pas attaqué des personnes , mais une religion.Il sera relaxé pour ce motif.
Au fil des années et des affaires va apparaitre le concept d'islamophobie, porté par ses associations et leurs soutiens.Il y aurait deux poids , deux mesures..et certains pousseraient à la confusion entre une religion et un peuple.Hors la judéophobie n'est pas l'antisémitisme et elle n'est pas défendue par la loi.Il en est de m^me de l'islamophobie.
En parlant d'islamophobie après les attentats du 13 novembre, les autorités ne laisseraient elles pas accroire involontairement que la provocation latente pourrait être la cause des attentats?
Comment mettre sur le même plan des images qui blessent et des hommes qui tuent.

Le blasphème a fini par revenir comme curseur identitaire et pose au moins trois pièges, conduisant tous à revenir sur la liberté d'expression :
- se crisper sur un laicisme rigide revendiquant non plus la liberté de blasphémer mais le droit au blasphème. La laïcité n'est pas le laïcisme : elle n'est pas empreinte de religiosité; il ne s'agit pas de brutaliser les consciences mais de proposer un cadre permettant à tous de de s'exprimer.
- renoncer à la société ouverte en évoquant un nécessaire retour aux valeurs fondatrices de la société chrétienne; cette "régression féconde" ne ferait que poser au choc des civilisations
- céder (pour éviter l'esprit de croisade) sur le niveau des exigences républicaines.En se montrant trop inflexibles sur la liberté d'expression, la République risquerait de pousser les musulmans modérés dans les bras des fondamentalistes. Aussi faudrait il au nom d'une main tendue aux modérés accepter de céder et admettre le retour du blasphème.
En apparence généreuse cette mesure revient à assigner à une communauté son identité d'origine en espérant que cela les aidera à mieux intégrer la République …laïque .

L'union entre des religions et quelques penseurs progressistes, des associations de différentes religions en dit long sur l'intensité actuelle des débats et la recomposition du champ intellectuel .
La confusion des débats amènent d'étranges alliances entre islamistes radicaux et catholiques intégriste, antiracistes et croyants modérés..
et surtout jamais depuis 2 siècles le rétablissement du blasphème n'avait connu autant de partisans.