Orain définit le « capitalisme de la finitude » comme une vaste opération de captation des actifs (territoriaux, maritimes, matériels ou numériques) par les États-nations et les grandes entreprises, afin de générer des rentes échappant au jeu normal de la concurrence. Ce capitalisme se caractérise, selon lui, par trois traits structurants :
La fermeture et la privatisation des mers ;
La mise à l’écart des mécanismes de marché (prix libres, commerce multilatéral, concurrence ouverte), remplacés par des zones impériales d’échange, des monopoles, des ententes et la coercition ;
La formation d’empires formels ou informels, grâce à la prise de contrôle, par des acteurs publics ou privés, de vastes espaces physiques ou numériques.
Orain souligne que ces traits existent tout au long de l’histoire du capitalisme, mais que la version libérale / néolibérale a cherché à en contenir les effets. Le « capitalisme de la finitude » réapparaît, sous des formes proches, dans trois grandes séquences historiques, dont le moteur commun est un sentiment d’angoisse devant un monde perçu comme fini et à s’approprier au plus vite.
Première période (XVe–XVIIIe siècles) : avec les premiers globes terrestres, le monde cesse d’être un espace illimité. À mesure que les océans se couvrent de routes maritimes et que les continents sont cartographiés (jusqu’à l’Australie et au Pacifique), les monarchies européennes et leurs compagnies marchandes se lancent dans une course de conquête et d’appropriation des ressources. La Terre est pensée comme un immense réservoir à exploiter, dans un contexte de rivalités impériales croissantes, jusqu’aux guerres révolutionnaires et à la stabilisation des États-nations.
Deuxième période (fin XIXe – début XXe siècle) : l’angoisse de la limite ressurgit dans un Occident marqué par la sécularisation (affaiblissement de la promesse d’un « ailleurs » religieux), par des projections démographiques alarmistes et par les besoins insatiables d’une seconde révolution industrielle. Un monde fini est confronté à une demande illimitée en ressources et en débouchés ; les pays se vivent comme « trop étroits », ce qui nourrit tensions impérialistes et expansion territoriale.
Troisième période (depuis la fin du XXe siècle) : après la parenthèse de forte croissance et de consommation de masse de l’après-1945, le sentiment de finitude revient à partir des années 1970–1990. Les scientifiques et mouvements environnementalistes remettent la limitation du monde au centre du débat, sur fond de ralentissement de la productivité, d’écosystèmes saturés et d’incapacité croissante de la planète à fournir les « services » dont dépend l’économie globale. S’ouvre alors une nouvelle vague impérialiste, économique, énergétique et désormais aussi numérique.
Dans cette configuration, le monde est « fini » deux fois : par les effets de l’organisation économique elle-même et par les dispositifs censés en assurer la pérennité (sécurisation des ressources, contrôle des flux, transition énergétique). À chaque étape historique, explique Orain, un « problème » est mis en avant – déclin relatif d’une puissance, compétition entre civilisations, maintien d’un niveau de vie, urgence écologique – pour justifier une nouvelle extension ou densification de la frontière capitaliste. Le capitalisme de la finitude apparaît ainsi comme un régime d’accumulation fondé sur la rareté organisée et la captation des limites du monde, plutôt que sur l’idéal d’un marché ouvert et concurrentiel.
Le capitalisme de la finitude : comment se caractérise-t-il ?
Alors que le libéralisme entend encadrer la prédation par un puissant système idéologique – la promesse d’un bien-être matériel universel fondé sur le marché libre –, le capitalisme de la finitude ne s’embarrasse pas de ce récit. Il ne vend plus l’idée de prospérité générale : il joue sur la peur et installe comme horizon naturel un rapport de force armé, un état intermédiaire « ni paix ni guerre » qui ne promet rien aux populations, si ce n’est le maintien ou l’accroissement de la puissance des États et des grandes compagnies privées.
Ce capitalisme-là se déploie autour de trois caractéristiques majeures.
1. La fin de la liberté des mers et la militarisation du commerce
Première caractéristique : la présence – ou plutôt l’absence actuelle – d’une puissance maritime hégémonique capable de garantir la liberté des mers.
Dans les grandes périodes libérales, une puissance dominante assume le rôle de « gendarme des mers » et assure la fluidité des échanges en limitant au maximum les obstacles à la circulation des marchandises.
Au XIXᵉ siècle, la Grande-Bretagne joue ce rôle.
Au XXᵉ siècle, ce sont les États-Unis.
Ces deux moments sont des âges de liberté relative du monde, marqués par le reflux de la piraterie, la diminution des blocus portuaires et continentaux. Dans ce contexte, pour un État commerçant, disposer d’une très puissante marine de guerre n’a pas de sens : c’est l’hégémon naval qui sécurise les routes.
Dans les phases de capitalisme de la finitude, la donne change :
La liberté des mers disparaît ou se fragilise fortement.
Il n’y a plus de véritable hégémone incontesté.
Les mers se ferment à ceux qui ne peuvent pas (ou mal) militariser leur commerce.
Le commerce mondial ne peut alors se faire que sur des bases militarisées.
Aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, les navires négociants sont déjà souvent des navires de guerre.
Aujourd’hui, certaines compagnies maritimes chinoises deviennent de facto des branches de l’Armée populaire de libération.
Des lance-missiles sont testés sur des porte-conteneurs.
Des officiers occidentaux appellent ouvertement au retour de navires marchands armés et même de corsaires.
Le capitalisme de la finitude se traduit donc par une fusion croissante entre commerce et appareil militaire.
2. Le rejet du principe concurrentiel et la montée de la rente
Deuxième caractéristique : le rejet, ou du moins l’abandon pratique du principe concurrentiel.
Dans les périodes libérales, la concurrence est élevée au rang de dogme. Pourtant, de manière contre-intuitive, ce sont très souvent les soutiens du capitalisme eux-mêmes qui s’opposent le plus fortement au libéralisme économique.
Des économistes du XVIIᵉ siècle jusqu’aux milliardaires de la Silicon Valley, la concurrence est perçue comme le problème central du capitalisme.
Leur point de départ est simple, qu’il s’agisse d’un marché national ou du globe :
« Il n’y en aura pas pour tout le monde. »
Si la croissance absolue des richesses est jugée illusoire, alors il faut prendre la part du voisin pour ne pas se contenter de la sienne. La logique devient celle de la captation plutôt que celle de la création.
Conséquences :
Il faut rendre très coûteux les échanges en dehors des silos impériaux.
On préfère à un capitalisme fondé sur le profit (lié à l’activité, au risque, à l’innovation) une logique de rente.
La rente n’est pas le profit :
C’est un revenu tiré de la détention ou du contrôle exclusif d’un actif rare : terres, mines, personnes esclavagisées, parcs immobiliers, brevets, plateformes digitales, etc.
Elle suppose moins de faire que de détenir.
Elle est patrimoniale plutôt qu’entrepreneuriale.
Le capitalisme de la finitude cherche donc à consolider des positions de rente – protégées, monopolistiques, extraterritoriales – plutôt qu’à organiser un marché ouvert où la concurrence jouerait pleinement.
3. L’impérialisme territorial et souverain, ancien et nouveau
Troisième caractéristique : un impérialisme territorial et souverain.
Son visage historique le plus visible est la colonisation formelle, qui ne disparaît pas totalement mais tend à stagner ou refluer durant les périodes libérales.
Le modèle reste toutefois le même :
Pillage des ressources,
Rentes de monopoles sur les terres colonisées,
Organisation spatiale des empires autour d’un réseau d’entrepôts qui canalise les marchandises, structure l’exportation et surtout la ré-exportation.
Aujourd’hui, cette logique se poursuit sous des formes adaptées :
Des distributeurs comme Walmart ou Amazon occupent le territoire par leur réseau de magasins, d’entrepôts et d’infrastructures logistiques.
Ils « font le marché » : leur pouvoir de monopole oriente la production dans de nombreux secteurs.
Les compagnies-États constituent une autre forme d’occupation du monde.
Les grandes entreprises de la tech leur ressemblent sur ce point :
Elles sont souvent en situation de quasi-monopole,
Elles exercent des prérogatives quasi souveraines (régulation de la parole, des paiements, des données, de l’attention).
Plus elles occupent le monde – des fonds sous-marins au cyberespace, jusqu’à l’espace extra-atmosphérique –, plus elles peuvent s’approprier des revenus, à la manière de leurs devancières du XVIIᵉ siècle.
Le capitalisme de la finitude vise également à gérer directement les terres arables, les sous-sols et les océans, en court-circuitant les intermédiaires et les prix de marché.
Il s’agit de prendre un contrôle le plus direct possible sur les terres jugées nécessaires, par :
la colonisation,
l’achat,
ou la location de vastes étendues.
Le point de départ est toujours le même, du XVIIᵉ siècle à la Banque mondiale aujourd'hui :
Les dominés exploitent mal leurs terres, il faut les leur retirer pour davantage d’« efficience », au bénéfice supposé du monde entier.
À partir de là, deux grandes options se dessinent :
Utiliser ces terres pour produire de la nourriture qui manque aux États dominants et aux grandes firmes ;
Vider ces espaces de leurs habitants pour en faire des surfaces touristiques.
Cette colonisation renouvelée du monde par le capitalisme de la finitude se traduit par une primarisation ou reprimarisation de vastes territoires :
spécialisation en subsistance et matières premières des premières colonies à partir du XVIᵉ siècle,
seconde vague sur la période 1880–1945,
et aujourd’hui, après des échecs partiels ou complets d’industrialisation, retour au secteur primaire dans de nombreux pays d’Amérique latine et d’Afrique.
Cette reprimarisation profite aux compagnies et États industriels ou émergents dans une logique renouvelée de prédation et de course contre la montre à forte dimension impérialiste.
En conclusion, on peut faire l’hypothèse que les trois dimensions du capitalisme de la finitude, que sont la fermeture, la privatisation et la mitiarisation des mers et le commerce anticoncurrentiel et l’accaparement territorial et souverain, sont une clé de lecture sur les longues périodes de la modernité occidentale.